Neo le robot, made in Palo Alto
Vous pouvez le commander dès maintenant. Il fera toutes vos tâches ménagères, pour le prix d'une voiture neuve. À condition de croire sur parole la start-up qui espère vous recruter pour l'entrainer.
Parfois, la vie vous fait des cadeaux. Je me suis récemment retrouvé à un apéritif dinatoire à parler « fake tech » avec quelques convives lorsque l’un d’eux me montra le site web de la société 1-X, qui commercialise le robot ménager « Neo ». J’avais vu passer l’information comme quoi ce cyborg autonome était en réalité opéré à distance par des employés de la firme. N’ayant pas creusé davantage la question, je n’avais pas beaucoup d’éléments à opposer au technophile qui m’agitait les images du robot sous le nez. « Vingt mille dollars pour une première version qui effectue toutes les tâches ménagères et range ton logement pendant que tu es au travail, bien sûr que des gens vont en vouloir un. Et le prix ne va faire que baisser, tandis que les performances vont croitre exponentiellement. On y est, il va falloir s’y faire ».
De la même manière que les imperfections et multiples problèmes liés à l’IA générative n’empêcheraient pas 12 % des Français d’avoir recours à ChatGPT quotidiennement, on peut imaginer que les robots humanoïdes combinant les capacités d’un chatbot avec la dextérité d’un employé de maison trouveront preneur. Elon Musk aurait-il raison ? Sommes-nous condamnés à vivre chacun chez soi avec des droïdes multifonctions (de cuisinier privé à sex dol ?). Non contents de dégrader nos conditions de travail, les robots seraient-ils sur le point d’envahir notre foyer et notre intimité ?
La vidéo promotionnelle de 1-X semble convaincante. Un futur sans tâches ménagères serait à portée de main articulée. Neo n’est pas encore au point, mais il suffirait d’entrainer l’IA qui le pilote pour qu’il devienne réellement autonome. Et compte tenu des progrès fulgurants réalisés par les chatbots, les logiciels de création de vidéos et la reconnaissance d’image, crier à la « Fake Tech » semblerait prématuré… On n’arrête pas le progrès, même s’il prend l’apparence d’un croisement entre Terminator, Alexa et le pull-over de ma grand-mère.
Plus proche de nono le robot que de C3PO
Heureusement, la reporter du Wall Street Journal invitée par la start-up californienne pour tester « Néo » n’a pas totalement bâclé son travail. Bien que conciliant dans le ton, son reportage explose le narratif technophile servit par 1-X.
Tout ce que fait le robot lors de la démonstration est accompli grâce à l’intervention d’un technicien pilotant Neo via un casque de réalité virtuelle. Vous je ne sais pas, mais moi, je n’ai pas particulièrement envie d’inviter un robot contrôlé à distance par des inconnus dans ma cuisine, sans parler de ma chambre.
Cette solution “temporaire” doit permettre d’entrainer le robot à effectuer les tâches de manière autonome. 1-X explique que les utilisateurs peuvent activer le mode “expert” pour qu’un de leurs employés apprenne une nouvelle tâche au robot. Dans combien de temps sera-t-il capable d’effectuer le moindre travail en autonomie ? Le test du Wall Street Journal n’est pas brillant. Comme le concède la journaliste, 100 % des mouvements effectués par le robot devant ses yeux et dans le contexte d’une démonstration dans les locaux du concepteur ont été radiocommandés par un humain. Pas 99%, 100 %. Et ce n’est pas le seul problème.
Dans la vidéo promotionnelle publiée par la firme, Neo effectue seulement deux tâches de manière autonome : ouvrir la porte pour faire entrer un invité et prendre (péniblement) un verre des mains d’une seconde personne. Celles qu’il effectue sous contrôle humain lors du test le sont de manière particulièrement maladroite et lente. Le robot ne parvient pas à casser une noix. Il s’y prend à deux fois pour ouvrir le réfrigérateur. Il met plus de 4 minutes pour placer deux verres et une fourchette dans le lave-vaisselle situé à côté de lui, avant de tenter un squat improbable pour refermer la porte, tâche qu’il échouera à compléter proprement.
La journaliste s’émerveille devant la machine avant de mentionner que la démonstration doit être interrompue pour refroidir Neo et recharger sa batterie. Selon le site du fabricant, Neo offrira 4 heures d’autonomie. On en est visiblement loin. Lorsque la journaliste prend les commandes du droïde, elle l’endommage en lui faisant faire des mouvements maladroits. Neo doit alors être emporté par les techniciens pour subir une réparation d’urgence.
L’homme au service de la machine
L’interview du PDG nous dévoile une caricature d’entrepreneur. Avec son visage angulaire, son sourire à la Mr Burns, son accent scandinave à geler l’atmosphère et son ton cassant, Bernt Børnich semble destiné à incarner le prochain méchant de la Silicon Valley. Si vous en aviez marre d’Elon Musk, ses saluts nazis et fusées qui détruisent la couche d’ozone, si vous n’êtes pas emballé par le discret Larry Ellison ou le prétentieux Sam Altman, si Peter Thiel et son antéchrist vous paraissent surfaits, vous allez adorer détester le PDG de 1-X.
Ok, on avait dit pas le physique. Parlons du contenu. Peu rassurée par la perspective de laisser un robot mal programmé vivre chez elle, la journaliste interroge notre aspirant milliardaire sur les questions de sécurité. Neo peut-il arracher la planche de sa table à manger et lui l’écraser sur la tête pendant son sommeil ? “Oui, techniquement, mais il ne le pourra pas, car il ne sera pas autorisé à le faire”, rassure l’entrepreneur. Avant d’ajouter : “de nombreux appareils électroniques de votre maison peuvent vous tuer”. Il y a peu de chance que ma machine à café tente de mettre le feu à mon lit dans mon sommeil, mais c’est lui l’expert.
De même, la journaliste du WSJ ne semble pas s’inquiéter du fait qu’un employé de 1-X pourrait prendre le contrôle du charmant Neo pour l’électrocuter dans son bain, y compris involontairement, en cherchant à se rincer l’œil.
Ce type de risque semble plus tangible, puisque le patron de NEO nous explique tranquillement que ses premiers clients serviront de cobayes, pardon, de bêta-testeurs, pour entrainer le robot en vue de le rendre autonome. Cela fait partie du contrat. Si vous avez un problème avec le fait d’inviter ses employés dans le confort de votre chambre à coucher, vous êtes contre le progrès. Mais n’ayez crainte, “ vous seul déciderez quand et à quel point” vous laisserez les employés de 1-X prendre le contrôle de Neo. Sachez simplement qu’il faudra aussi partager les images enregistrées par le robot, car “si on n’a pas vos données, on ne peut pas améliorer le produit”.
Le temps où les entreprises testaient et finissaient un produit avant de vous le vendre, c’est tellement has been.
Un exemple chimiquement pur d’arnaque financière sur fond de Fake Tech
Au risque de me répéter, parfois la vie nous fait des cadeaux. Neo en est un, et de taille, tant il illustre le concept de Fake Tech. Techniquement parlant, le robot humanoïde n’est clairement pas au point. Il surchauffe, nécessite des réparations, effectue très lentement et via l’assistance d’un humain situé à distance des tâches qu’un employé de ménage ferait mieux, pour une fraction du cout et sans transmettre toute votre vie privée à une obscure start-up. Comble du bonheur, la présentation officielle prend bien soin de donner l’illusion d’une autonomie. Elle ne précise pas de manière claire qu’un humain contrôle le robot dans presque tous les plans où il interagit avec son environnement. La frontière entre l’arnaque et la révolution technologique n’a jamais été aussi fine.
Comme la majorité des experts en robotiques vous le diront, ce champ de recherche est encore très loin d’avoir résolu les problèmes inhérents aux humanoïdes. Les doter de jambes et d’une tête ajoute un poids qui nécessite des moteurs plus puissants, donc consomme plus d’énergie, ce qui nécessite de plus grosses batteries ou réduit considérablement l’autonomie. De même, l’IA qui les contrôle doit apprendre à se mouvoir dans des environnements encore plus complexes que l’espace urbain dans lequel évoluent les voitures sans pilotes Waymo, qui restent sous la surveillance de téléopérateurs.
Financièrement, le pari de 1-X reproduit à merveille le modèle ayant fait la fortune de tant d’entrepreneurs de la Silicon Valley. Il consiste à vendre une vision futuriste pour obtenir des précommandes qui permettent de lever les fonds nécessaires au développement du produit, tout en fournissant un coussin financier en cas d’extrême urgence. The Information rapportait fin septembre que 1-X cherche à lever un milliard de dollars pour lancer son produit. D’où cette opération marketing pour générer la hype nécessaire. Les promesses restent volontairement vagues (“en 2026 il fera l’essentiel des tâches de manière autonome”mais “il les fera mal, et apprendra vite”). Pour plus de détails, le mieux est de commander votre propre Néo !
D’ailleurs, la version présentée au WSJ ne sera pas celle livrée en 2026. On suppose qu’elle n’existe pas encore, sinon pourquoi utiliser un vieux modèle sujet aux pannes et surchauffes pour une démonstration si cruciale ?
Tout porte à croire que 1-X s’inspire de la stratégie suivie par Elon Musk pour l’autopilot de Tesla. La société tente de convaincre une masse critique d’acheteurs de devenir les bêta-testeurs, comme Tesla avait recruté ses clients pour recueillir les données nécessaires au développement de son système de conduite “autonome”. En effet, pour que l’IA qui contrôle Neo le robot apprenne à passer l’aspirateur et fermer une porte de lave-vaisselle, il faut l’exposer à des milliers (millions ?) de cas afin d’entrainer le réseau de neurones artificiel sous-jacent. Et où trouver toutes ces données, si ce n’est dans l’intimité de votre foyer ?
Dire “no no” à Neo
Les premières réactions suscitées par la campagne de pub orchestrée par 1-X oscillent entre la rage et la moquerie. Le reportage du Wall Street Journal a fait les choux gras de quantité d’humoristes et youtubeurs tout en provoquant l’exaspération d’influenceurs technophiles pourtant disposés à s’enthousiasmer devant pareille promesse technologique. Face à un tel torrent de moquerie, il n’est pas certain que 1-X parviennent à lever les fonds qu’elle entend ni recruter l’armée de cobayes humains dont elle a besoin. On est donc en droit d’espérer que Bernt Børnich ne sera pas le futur Sam Altman ou Elon Musk, mais rejoindra les poubelles de la Tech où pourrissent des figures aussi dangereuses qu’Elizabeth Holmes, en provoquant un flop digne du Métavers de Zuckerberg.
Pour l’instant, vous pouvez dormir sur vos deux oreilles, entre deux fous rires. Neo reste dans la matrice, contrôlée par des humains, bien loin des promesses mensongères de Palo Alto.





En cette ère techno-fasciste de collusion entre industriels de la Valley et pouvoir politique, quelle personne un minimum sensée accepte un tel "deal" où elle donne un tel accès et un tel pouvoir à une société privée? Les sommes colossales qui ne manqueront pas d'être levées ne le seront pas sur la promesse de la libération collective face à la lessive et la vaisselle, elles le seront sur la promesse implicite de l'utilisation à d'autres fins bien plus lucratives et hégémoniques - en premier lieu la surveillance.