OceanGate : l'histoire dramatique d'une "Fake Tech" absurde
Deux documentaires sortis par Netflix et la BBC retracent l’odyssée du sous-marin ayant coulé aux abords du Titanic en 2023, parfait exemple de l’hubris de la Silicon Valley. Plus quelques «updates».
OceanGate prétendait démocratiser l’accès à la mer et ouvrir le secret des profondeurs sous-marines à tout un chacun. Dans sa course à la rentabilité, la start up proposait une plongée à 3800 mètres de fond sur l’épave du Titanic, à bord d’un submersible construit à cet effet : le Titan. Les clients, rebaptisés « mission specialists » pour éviter diverses régulations et normes de sécurité liées au transport de passagers en mer, devaient débourser 250 000 dollars par tête.
En 2023, après 80 plongées dont 13 sur la célèbre épave, le sous-marin a implosé à 3300 mètres de fond, tuant ses occupants sur le coup. À son bord se trouvaient le PDG et fondateur d’OceanGate, Stockton Rush, ainsi que quatre milliardaires (le Français Paul-Henry Nargeolet, le Britannique Hamish Harding et les Pakistanais Shahzada et Suleman Dawood).
Deux documentaires retraçant l’odyssée de cette start up caricaturale viennent de sortir sur Netflix et la BBC/HBO. Si vous en avez la possibilité, je vous recommande chaudement leur visionnage, tant ils fournissent une illustration chimiquement pure de tout ce qui ne va pas avec la Silicon Valley.
OceanGate : le syndrome du Titanic
Riche héritier, Stockton Rush s’était convaincu d’être en mesure de « révolutionner » le monde de l’exploration sous-marine en mettant au point un submersible en fibre de carbone, matériaux dont la légèreté devait lui permettre de réduire les couts d’opération, de disrupter le secteur et de rendre l’exploitation commerciale rentable. Moins de poids, cela voulait dire moins de frais pour expédier le sous-marin aux quatre coins du globe, et un bateau de surface moins gros pour le déployer. Seul problème : la fibre de carbone ne résiste pas aux hautes pressions et peut se rompre d’un seul coup. Pire, chaque plongée risquait d’endommager la coque au fur et à mesure que les fibres la composant cassaient. La fragilisation progressive garantissait l’implosion complète : ce n’était qu’une question de temps. Ce qui explique pourquoi personne n’avait eu cette idée géniale avant lui.
Qu’à cela ne tienne, le marketing agressif et le mythe de l’entrepreneur génial compenseraient ! Stockton a fait la couverture de nombreux magazines. Il a été en mesure de lever des dizaines de millions de dollars auprès de capital-risqueurs et de convaincre des dizaines de très riches clients de risquer leur vie dans son engin de mort. Il s’était même offert un reportage complaisant de CBS, une des principales chaines de télévision américaines.
Pendant la conception du sous-marin et les premières plongées, la presse couvre avec gourmandise et crédulité les exploits d’OceanGate, présenté par son PDG comme le « SpaceX » de l’exploration sous-marine. Stockton se voit déjà aux côtés d’Elon Musk et Jeff Bezos sur le podium des entrepreneurs de génie dont il assume s’inspirer. De fait, il se montre capable d’exploiter ses employés et les médias avec un zèle similaire.
Les signes annonçant l’inévitabilité du désastre à venir sont légion. Les prototypes de sous-marins testés à l’échelle 1/3 voient régulièrement leur coque en fibre de carbone imploser avant d’atteindre les 3800 mètres. Les principaux experts recrutés par Stockton tentent de tirer la sonnette d’alarme lorsque les tests du sous-marin Titan montrent d’inquiétants résultats. Un des ingénieurs de Boeing qui avait participé à la phase de conception initiale concluait dans un email adressé à Rush en 2012 « nous pensons que vous avez un risque majeur de subir une grave avarie à 4000 mètres ou avant. Nous estimons que vous ne disposez d’aucune marge de sécurité ».
Le PDG préfère ignorer ces recommandations. Il licencie les employés ne partageant plus sa vision. Puis le directeur technique et les principaux ingénieurs démissionnent, refusant de mettre les pieds dans le sous-marin. Comme c’est souvent le cas dans les start up de la Silicon Valley, l’atmosphère de travail se révèle extrêmement toxique : le management brutal de Stockton réduit les critiques au silence et dissuade les employés restant de formuler la moindre objection ou remise en cause constructive. Lorsque les opérations commerciales débutent, l’équipe d’OceanGate fonctionne comme une secte vouant un culte au patron, totalement identifié à l’entreprise et convaincu d’avoir raison contre tout le monde, y compris les lois de la physique.
Non seulement cette hubris a fini par couler l’entreprise et tuer six personnes, dont le fondateur Stockton Rush, mais la catastrophe finale a également couté des millions de dollars aux contribuables qui ont financé des jours de recherche effrénée avec des moyens considérables. On retrouve ici un autre aspect de la culture start up : les externalités négatives sont à la charge de la société, même lorsque l’entrepreneur génial s’avère être un charlatan de la pire espèce.
Ironiquement, l’ampleur des recherches fut justifiée par la perception que les passagers du sous-marin pouvaient être encore vivants, les équipes de surfaces ayant mal interprété le bang sonore indiquant la rupture de la coque, car ils avaient reçu peu de temps après (mais avec du retard) un message en provenance du sous-marin. Les opérations de secours ont été compliquées par le refus de Stockton de suivre les règles élémentaires de sécurité en mer : le submersible ne disposait pas de balise de détresse et était peint en blanc, la couleur de l’écume des vagues et du fond marin.
Cette histoire a logiquement fait couler beaucoup d’encre. Le parallèle avec le destin funeste du Titanic, mal conçu, et ne disposant pas du nombre de canots de sauvetage suffisant du fait de sa réputation d’insubmersible, ajoute au côté dramatique et spectaculaire de la tragédie OceanGate. Comment des gens aussi riches ont-ils pu s’embarquer dans une telle mission suicide ? Pourquoi Stockton Rush lui-même se trouvait à bord lors de l’accident fatal ?
Des révélations invraisemblables (spoiler alerte !)
Sans vous divulgâcher tout le documentaire, je souhaite lister ici quelques-unes des révélations qui m’ont le plus frappé, moi qui avais pourtant suivi l’affaire lors de l’accident.
Le Titan n’était pas classé et ne battait aucun pavillon. Normalement, tout navire ou appareil maritime se voit attribuer une « classe », c’est-à-dire qu’il subit l’inspection d’un organisme indépendant avant sa mise à l’eau. C’était le but initial d’OceanGate, mais compte tenu des difficultés techniques (et de l’aspect novateur du concept, peut-être), l’entreprise avait décidé de ne pas faire inspecter et classer son submersible. Dans la même veine, afin d’éviter les couts supplémentaires et l’attention des autorités maritimes, le submersible ne battait aucun pavillon, profitant de zones d’ombres dans le droit maritime. Des décisions directement inspirées par l’éthos disruptif propre à la Silicon Valley.
Stockton Rush pouvait entendre la coque en fibre de carbone se fissurer en temps réel. Une « innovation » d’OceanGate consistait à installer des microphones ultra-sensibles sur la coque afin d’enregistrer tous les « pops » indiquant la rupture d’une des fibres de carbone la constituant. En enregistrant ces signaux, les équipes d’OceanGate prétendaient avoir sécurisé la coque en acquérant la capacité d’anticiper une rupture. En réalité, le système démontrait surtout l’inévitabilité de l’implosion. Et bien entendu, ces données furent superbement ignorées lorsqu’elles indiquèrent que la coque s’endommageait plus rapidement que d’habitude lors de la plongée précédant le drame.
Le documentaire Netflix livre les images et le son saisissant de Stockton Rush seul dans son sous-marin à entendre les lourds « pops » de la coque en train de s’endommager dès le premier test. Au lieu de s’en alarmer, il minimise ces signaux à coup de « tous les sous-marins font du bruit » et parle de « culotage » de la coque comme s’il s’agissait d’une poêle en acier trempé qu’il s’agissait de roder, pas d’une coque en fibre de carbone entamant son processus de dislocation.
La coque n’était pas le seul élément problématique. OceanGate connaissait de multiples difficultés et le Titan subissait de nombreux dysfonctionnements liés aux raccourcis pris par son concepteur. Un journaliste s’étant invité à plonger dans le Titan a expérimenté une première sortie en eaux peu profondes qui l’a convaincu de renoncer à participer à une mission sur le Titanic. Comme il témoignera par la suite « la plongée fut intéressante, dans le sens où rien ne fonctionna ». Les propulseurs, les commandes, le logiciel, les systèmes de communications, rien.
La coque a subi de nombreuses avaries et a été remplacée au moins une fois. Comme le rapporte le New Yorker, le simple fait de tenir une liste exhaustive des différentes sorties effectuées par le Titan et les différentes coques qui ont été utilisées s’avère impossible, d’un point de vue journalistique. On sait qu’au moins une coque a été remplacée suite à une inspection. Elle était sévèrement lézardée.
Malgré tous ces signaux, Stockton Rush a continué d’emmener des clients dans le Titan, atteignant le Titanic à quatorze reprises sur 80 sorties. Un exploit, compte tenu des risques liés à la coque en fibres de carbone. Il a lui-même passé des dizaines d’heures dans ce cigare, s’étant convaincu d’avoir raison au point d’être capable d’ignorer toutes les alertes, y compris les bruits assourdissants des fibres de carbone se brisant les unes après les autres. La quête de fortune et de gloire personnelles avait fini par aveugler jusqu’à Stockton Rush lui-même.
Si l’histoire de cette « Fake Tech » brille par son caractère absurde et tragique, il ne s’agit pas d’une exception. Mais bien d’un pur produit du système socio-économique et culturel qui règne en maitre sur la Silicon Valley.
Quelques «updates» personnelles
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