La voiture autonome : too fast, too furious ?
Tesla lance son service de robotaxis à Austin pendant que Waymo colonise les villes américaines et qu'en Angleterre, le gouvernement ouvre la voie à la voiture sans pilote. Révolution ou fake tech ?
Avec ce qui se passe au Moyen-Orient, écrire sur des sujets de niche comme la voiture autonome peut paraitre futile. Mais chacun fait ce qu’il peut là où il est. Et malgré les apparences, ces sujets ne sont pas totalement déconnectés. L’article qui suit est une mise à jour d’un chapitre écrit à l’état de brouillon pour mon projet de livre. Si ce dernier a du plomb dans l’aile, l’article est plus que jamais pertinent. Bonne lecture !
Fast an Furious
Le 7 mai 2016, la Tesla modèle S de Joshua Brown percute une semi-remorque à pleine vitesse sur une autoroute de Floride. Le véhicule passe sous la remorque du camion qui empruntait une intersection, décapitant le conducteur sur le coup. La fonction « autopilote » était engagée et Brown regardait un film d’Harry Potter au moment de l’impact. Fan de Tesla habitué à poster des vidéos sur les réseaux sociaux où il filmait les prouesses de son bolide, le quadragénaire constitue la première victime d’un accident de la route impliquant une voiture « autonome ».

Dans la nuit du dimanche 18 mars 2018, sur une avenue de Tempe en Arizona, un prototype testé par Uber percute une cycliste à 60 km/h. Raphaela Vasquez, l’employée chargée de surveiller le «robotaxi », effectuait le même circuit pour la 73e fois en quelques semaines. Elle regardait son téléphone dans les secondes précédant l’impact, qui a débouché sur le premier décès d’un cycliste causé par une voiture « sans pilote ».

Le 2 octobre 2023, à San Francisco, une jeune femme traversant un passage piéton est percutée par un véhicule. Le choc la déporte sur l’autre voie. Dans les secondes qui suivent, un robotaxi opéré par la société Cruise renverse à son tour la victime. Le véhicule sans conducteur s’arrête quelques secondes, puis redémarre et poursuit sur une distance de six mètres en trainant la piétonne sous son châssis avant de s’immobiliser en bordure de route, une roue sur la jambe de la jeune femme. Elle sera dégagée à l’aide de vérins hydrauliques et passera des semaines à l’hôpital en soin intensif.
À première vue, le seul point commun entre ces trois accidents vient du fait qu’ils impliquent des voitures « autonomes » dont le système de conduite n’est pas parvenu à identifier l’obstacle, qu’il s’agisse d’un semi-remorque blanc s’engageant dans une intersection par ciel gris et lumineux, d’un cycliste traversant à pied un boulevard de nuit ou d’une piétonne surgissant sur la voie. Les conséquences ont été radicalement différentes pour les entreprises impliquées.
Suite à l’accident de son prototype, la société Uber s’est retrouvée au milieu d’un scandale révélant ses pratiques inconsidérées. Elle a été contrainte de revendre sa filiale chargée de développer les voitures autonomes. Depuis, son programme de Robotaxi est au point mort. La société Cruise, une startup rachetée par General Motors en 2016, s’est vue interdite d’opérer sa flotte de quelques 600 robotaxis en Californie et a suspendu ses opérations dans les autres États américains. Depuis, elle a plus ou moins mis la clé sous la porte. À l’inverse, Tesla a minimisé l’affaire sans en tirer de leçon, au point qu’un accident similaire a causé la mort d’un autre conducteur en 2018, la victime s’encastrant dans un poids lourd. Plus récemment, Bloomberg a publié la vidéo d’un autre accident mortel où une Tesla éblouie par le coucher de soleil a fauché une grand mère descendue de sa voiture pour porter assistance à un début d’embouteillage résultant d’une collision entre deux véhicules.

Ces trois accidents majeurs s’ajoutent à des centaines d’autres collisions impliquant des systèmes de conduite autonome. Les autorités américaines attribuent ainsi 14 décès et plus de 467 accidents aux véhicules Tesla opérants avec l’autopilote entre 2017 et 2024, dénonçant un système “aux multiples lacunes”.
La société Waymo a suivi une approche plus prudente et conservatrice, du moins selon sa propre communication. Profitant du laxisme des autorités californiennes, cette filiale de Google a développé pas à pas un service de robotaxis convaincant. Les multiples problèmes posés par les phases de test dans les rues de San Franscico n’ont pas débouché sur un accident grave susceptible de mettre un coup d’arrêt aux ambitions de la firme, qui étend désormais son service de manière exponentielle dans les métropoles américaines. Au point de faire de l’ombre à Elon Musk.
Acculé financièrement et technologiquement, Tesla lance à son tour un service de robotaxi dans les rues d’Austin. Pour l’instant, il s’agit surtout de gonfler le cours de l’action en démontrant la faisabilité d’un concept encore flou, à l’aide d’une dizaine de prototypes. Comme nous allons le voir, il s’agit autant d’un pari financier désespéré que d’un défi technologique des plus hasardeux.
Sommes-nous sur le point de vivre (enfin) la révolution de la voiture sans pilote, ou bien assiste-t-on à une accélération du déploiement d’une énième “Fake Tech” aussi nuisible qu’inutile ?
La course à l’autonomie : Tesla et l’origine du mal
Fin 2012, Tesla Motors se trouve en grave difficulté financière. Les surcoûts, délais de production et multiples rappels d’usines du modèle S, qui souffre d’importants problèmes de qualité sur sa chaine de production, plongent les comptes de l’entreprise dans le rouge. Comme le reconnaîtra Elon Musk, « le bouche-à-oreille était atroce ». L’entrepreneur s’en sort miraculeusement grâce aux subventions de l’État californien, une hausse des tarifications et un déstockage important qui permet de dégager un bénéfice artificiel sur un trimestre. Ce résultat propulse le cours boursier et entraîne le succès d’une levée de capital par émission d’actions. Après avoir été sauvée par le gouvernement fédéral et des investissements de Ford, Toyota et Chrysler en 2009, la startup californienne échappe de nouveau à la faillite.
Le plan B consistait à vendre l’entreprise à Google pour six petits milliards de dollars, le géant de l’internet imaginant des synergies après avoir lourdement investi dans le développement d’une voiture sans pilote. Si l’accord secret n’est plus d’actualité, Musk craint que les progrès de Google dans la voiture autonome ne lui volent la vedette. Il engage rapidement Tesla dans la course.
Depuis les années 1980 et jusqu’au milieu des années 2000, l’essentiel de la R et D portant sur la conduite autonome avait été financé par le DARPA, une branche du ministère de la Défense américain, avec de premiers développements encourageants. Via sa filiale Waymo, Google avait relancé l’intérêt de la Silicon Valley. Cruise est fondé en 2013 et de nombreux cadres issus des programmes financés par le DARPA sont recrutés dans les startups travaillant sur les véhicules sans pilote. Compte tenu du retard important de Telsa, Musk décide d’aborder le problème d’une autre façon : au lieu de viser une voiture 100 % autonome, le milliardaire table sur un premier objectif visant à couvrir 90 % des situations de conduite. Surtout, il renonce à l’usage de radars basés sur une technologie infrarouge (LIDAR) pour détecter les obstacles, préférant des caméras vidéo moins onéreuses. Pour lui, si un humain peut conduire avec ses yeux, une voiture peut devenir autonome simplement grâce à la reconnaissance visuelle permise par une caméra standard. Il s’agit surtout d’économiser des sous. Ce choix s’avère fatal : les accidents évoqués plus haut auraient été évités si les Teslas disposaient d’un radar en complément des caméras n’ayant pas été capable de reconnaître les obstacles. Mais l’approche permet de commercialiser immédiatement une option présentée comme autonome.
En 2013, les équipementiers automobiles disposent déjà de solutions, sous la forme d’une collection de systèmes : assistance au freinage (la voiture détecte automatiquement les obstacles et actionne le frein), régulateur de vitesse intelligent (qui s’adapte à la circulation) et assistance de trajectoire (qui actionne le volant pour éviter une sortie de route). Si les constructeurs traditionnels n’explorent pas davantage ces possibilités, c’est avant tout par souci de sécurité. Loin d’être présentés comme des systèmes de conduite autonome, ils sont généralement conçus pour se désengager dès que le conducteur lâche le volant. Musk les combine en une fonctionnalité unique, qu’il baptise « autopilote ». « Autonome évoque l’idée que votre voiture peut faire quelque chose qui vous déplaît , alors qu’auto pilote c’est un bon système pour les avions, et ça le sera pour les voitures », justifie-t-il à Bloomberg en 2013. Trompeuse, l’appellation constitue un joli coup marketing.
En proposant cette fonctionnalité en option, il espère utiliser ses clients comme bêta-testeurs plus ou moins volontaires et accumuler des millions d’heures de conduite permettant d’entraîner peu à peu l’algorithme. Car les limites du système sont davantage liées à la partie logicielle, qui doit apprendre à reconnaître les conditions de circulation et agir en fonction, qu’à la partie matérielle. De la même manière qu’un programme d’intelligence artificielle peut être entraîné à reconnaître des chats sur des photos, il peut apprendre à identifier des voitures sur une route et analyser les conditions de circulation. Dès 2014, Tesla bluff le grand public avec une vidéo montrant son système prendre en charge le véhicule sur plusieurs kilomètres. Il s’agit pourtant d’un film manipulatoire, les multiples interventions du conducteur étant coupées au montage. Mais le potentiel de la technologie impressionne et le cours boursier de Tesla s’envole. La fuite en avant peut commencer : Tesla va continuer d’exagérer les capacités de son système et promettre “un million de robotaxis d’ici l’année prochaine” tout en maintenant une opacité quasi criminelle sur les circonstances des différents accidents impliquant son autopilote. The show mush go on: comme Musk le reconnaîtra fin 2022 “sans la mise au point de la conduite autonome, la valeur de l’action Tesla est proche de zéro”.
Un casino sous le capot : le mirage de la voiture 100% autonome
La Society of Automobile Engineer (SAE) classe le niveau de sophistication d’un système en six catégories. Les niveaux 0 et 1 représentent une conduite assistée par des automates, comme le régulateur de vitesse, le freinage d’urgence, la boite automatique, etc. Le conducteur doit tenir le volant en permanence pour maintenir la trajectoire. Le niveau 2 inclut l’automatisation de la trajectoire, le conducteur pouvant relâcher le volant pendant de brefs intervalles de temps, à condition de conserver ses yeux sur la route. À partir du niveau 3, on ne parle plus de conduite assistée, mais de conduite autonome. Ce niveau permet de relâcher le volant et son attention en permanence. Cependant, le conducteur doit toujours être présent et capable d’intervenir en cas de signal. Le niveau 4 ne requiert pas de conducteur dans le véhicule, mais les itinéraires sont limités à des zones balisées et amplement testées (par exemple, un quartier de San Francisco). Le niveau 5 caractérise les voitures entièrement autonomes sur toutes les routes et par toutes conditions.
Le système proposé par Tesla se situe encore au niveau 2 selon la SAE et le régulateur américain, comme en témoigne la formule « Les fonctionnalités actuelles exigent une surveillance active de la part du conducteur et ne rendent pas le véhicule autonome » placée en dessous de l’option « autopilote amélioré : capacité de conduite entièrement autonome » proposée par le constructeur.
Des firmes comme Honda, BMW et Mercedes ont récemment mis au point des systèmes considérés de niveau 3. Celui de Mercedes a reçu l’autorisation d’opérer dans le comté de Los Angeles, mais sous certaines conditions : une vitesse maximale de 65 km/h, des conditions de météo optimales, la présence continue d’un véhicule devant la voiture autonome et un itinéraire connu du système. Autrement dit, l’applicabilité de cette révolution, qui permet au conducteur de quitter la route des yeux sur toute la durée du trajet, se limite à une conduite dans les embouteillages. Peut-on réellement parler de « niveau 3 » ? Comme Tesla, Mercedes entretient l’ambiguïté. Le manuel de la voiture précise qu’il incombe au conducteur de détecter les dégradations éventuelles des conditions de circulation. Ce qui entre en contradiction avec l’idée qu’il puisse regarder un film ou faire la sieste lorsque le pilote automatique est enclenché. De même, la question du désengagement pose de nombreux problèmes juridiques. À partir de quel moment est-il raisonnable d’estimer que la responsabilité de la conduite passe du système au conducteur ? Dix secondes après le signal sonore déclenché par la fin du bouchon sur une autoroute ? Mercedes ne clarifie pas ces points, préférant communiquer sur le fait qu’elle se porte responsable en cas de collision lorsque le pilote automatique est activé. De toute évidence, le conducteur doit rester vigilant puisque le système peut se désengager dès que la visibilité décroît ou que la circulation se fluidifie.
Passer du niveau 2 ou 3 au 4 n’est pas une simple formalité. Les robotaxis de Waymo et Cruise n’ont pas suivi la même stratégie de développement que le système « autopilote » de Tesla, désormais surpassé par plusieurs concurrents. Dans un cas, l’usage reste essentiellement destiné à améliorer le confort du propriétaire. Dans l’autre, il s’agit de concurrencer Uber et les taxis traditionnels. Les véhicules sont bourrés de capteurs – y compris radars et infrarouges – pour détecter tout type d’obstacle et de situation. Les algorithmes sont optimisés pour la conduite en ville sur des parcours prédéfinis sur lesquels ils ont été longuement entraînés. Et le cout du système s’en ressent.
Tesla, à l’inverse, est parti d’un système « niveau 1 » et l’a étendu au niveau 2 en commençant par la conduite sur autoroute et le parking dans les garages privés. Des situations bien plus prédictibles que les petites routes de campagne mal balisées et le chaos de la circulation en centre-ville. L’idée étant que les progrès techniques dans le hardware et surtout l’expérience acquise par l’algorithme permettront de passer au niveau 3 puis 4 et enfin 5. Mais cette chimère se heurte à la réalité : tout miser sur la reconnaissance visuelle d’une intelligence artificielle vous expose aux limites inhérentes à cette technologie.

Elle repose sur les mêmes principes que des programmes de reconnaissance faciale ou des chabots types ChatGPT. Au cœur du système, on retrouve les réseaux de neurones artificiels utilisant le principe du machine learning ou deep learning (apprentissage par renforcement). L’algorithme est confronté à d’innombrables situations définies par des montagnes de variables et doit déterminer la meilleure solution. Est-ce une photo de chat ou de chien ? Est-ce une voiture ou un piéton ? L’obstacle est-il en mouvement ou à l’arrêt ? Le programme donne une réponse définitive et agit en fonction. Mais il le fait à partir d’une approche probabiliste et discrétionnaire. Quelle est la probabilité qu’il s’agisse d’un piéton ou d’un reflet dans une flaque d’eau ? D’un obstacle ou d’un peu de fumée ? Pour améliorer la performance de l’IA, il faut la confronter à un maximum d’exemples.
Lorsqu’on a compris ce point précis, il devient évident qu’une voiture 100 % autonome est une chimère. Aucun système ne parviendra à être confronté suffisamment souvent à tous les types de problèmes imaginables pour devenir fiable à 100 %, sans parler du risque de panne d’un capteur critique. Il y a une contradiction philosophique entre l’approche probabiliste et discrétionnaire de la voiture sans conducteur et le fait que le réel est par essence continu, ambigu et ontologiquement ouvert. L’algorithme découpe le réel en état discret et leur assigne des probabilités alors que la réalité est bien plus fluide, chaotique et imprévisible.
Si l’autopilote des avions fonctionne relativement bien, c’est avant tout parce que la tâche à effectuer est bien plus simple. Dans les airs, les risques qu’un chat, un ballon de football, un sac poubelle ou une branche d’arbre surgisse à quelques mètres de l’appareil sont proches de zéro. Il n’y a pas de chantiers inopinés sur la chaussée ou de “modification récente de l’état des lieux” qui contredirait les données disponibles. Du reste, deux pilotes sont toujours présents à bord.
Les technophiles argueront que le système n’a pas besoin d’être parfait, il lui suffit d’être plus performant que le conducteur moyen. Les systèmes de conduite autonome ne boivent pas avant de prendre le volant, ils ne sont pas distraits par leurs téléphones, ne s’énervent pas quand on leur coupe la route, ni ne se fatiguent après des heures de conduite. Mais ils continuent de commettre des erreurs incroyablement stupides du point de vue d’un humain, comme d’écraser un piéton qu’ils viennent de renverser avant de s’immobiliser des heures durant sur sa jambe, faute d’être capables de descendre du véhicule pour inspecter la situation.
Aller vite en cassant des choses
L’adage culte des entrepreneurs de la Silicon Valley, « Moving fast and breaking things » s’applique particulièrement bien au cas de la voiture autonome, une technologie développée dans la hâte avec peu d’égards pour les multiples risques et conséquences.
Les accidents évoqués en début d’article sont instructifs. Le conducteur de la Tesla plaçait une confiance exagérée dans l’autopilote. Un humain aurait fait attention à l’approche de l’intersection et immédiatement identifié le camion. Mais Brown regardait un film. Un comportement encouragé par Elon Musk, qui avait personnellement partagé sur les réseaux sociaux une des vidéos postées par Brown où il vantait les prouesses du système.
Le prototype Uber essayait encore de déterminer si l’objet en approche était une voiture ou un vélo lorsqu’il a finalement pris la décision d’alerter le conducteur, deux dixièmes de secondes avant l’impact. La conductrice était distraite, mais ce type de comportement est précisément ce qu’on peut attendre d’un humain chargé d’observer la route plusieurs heures de suite sans intervenir. En prenant davantage soin de ses testeurs au lieu de les soumettre à des conditions de travail drastiques, Uber aurait pu éviter l’accident et préserver sa réputation. Mais quid d’un usager régulier ? Ironiquement, le prototype utilisé par Uber reposait sur une Volvo disposant d’un système de freinage d’urgence (niveau 1 sur l’échelle de maturation de la voiture autonome). Uber avait désactivé le système pour éviter les interférences avec sa propre technologie. Son programme était conçu pour enclencher le freinage seulement si le véhicule estimait pouvoir éviter l’impact à coup sûr, l’alternative étant de ralentir et alerter le conducteur. Comme l’ont démontré des simulations conduites par Volvo, son propre système aurait freiné plus tôt et réussi dans 17 cas sur vingt à prévenir la collision. Autrement dit, en essayant d’atteindre le niveau 4 de sophistication, Uber a fait moins bien qu’un système de niveau 1.
Waymo et Cruise ont convaincu les régulateurs qu’ils adoptaient une approche bien plus précautionneuse. Malgré cela, l’implémentation de leurs services de robotaxis à San Francisco a généré des retours d’expérience désastreux et la colère des riverains.
Waymo a tué un chien, conduit dans un trou de chantier et a été impliqué dans des dizaines de collisions, tout comme Cruise. Au-delà des accidents, les deux opérateurs provoquent de nombreux troubles à la circulation et à l’ordre public, causant des embouteillages et ralentissements dans des quartiers résidentiels, bloquant des ambulances et véhicules de pompiers en intervention, se garant devant des bouches à incendies ou s’immobilisant en pleine voie suite à un évènement non compris par l’algorithme.
L’accident du 2 octobre impliquant la société Cruise a également révélé un problème de culture du risque rappelant davantage Tesla et Uber que l’image projetée par Waymo et les grands constructeurs historiques. Les fuites de documents internes ont montré un manque d’égards pour la sécurité motivé par l’obsession de devancer Google dans la course aux robotaxis, comme Uber avait devancé Lyft dans la course aux taxis partagés. En particulier, l’objectif de Cruise était de parvenir à un niveau de sécurité comparable au chauffeur Uber moyen. Bien que les ingénieurs savaient que le système avait de grandes difficultés à détecter les enfants et les trous dans la route (« obstacle négatif » dans le jargon), le PDG de Cruise avait décidé d’accélérer le déploiement de sa flotte dans diverses villes des États-Unis. L’accident a provoqué son licenciement.

Tesla constitue un cas encore plus emblématique de cette course en avant au mépris des règles et du bien commun. Après avoir annoncé le développement de son « autopilote », Elon Musk a placé ce projet au cœur de sa stratégie d’entreprise dans son « Master plan, part deux ». Pour contrer Uber et Google, il promet l’arrivée imminente d’un système de conduite 100 % autonome qui permettra à chaque propriétaire de Tesla de sous-louer son véhicule comme robotaxi. La voiture autonome ne doit alors plus simplement réduire le nombre d’accidents de la route, qui font près de 40 000 morts aux USA chaque année, mais réduire le cout d’utilisation des voitures (en les sous-louant lorsqu’on ne les utilise pas) et diviser la circulation par deux ou quatre en faisant de chaque voiture un robotaxi capable d’emporter quatre personnes à la manière d’un service de covoiturage.
Par bien des aspects, ce projet reste peu crédible. Si Tesla parvenait à mettre au point des robotaxis avant ses concurrents, elle n’aurait aucune raison de vendre les voitures à des particuliers : autant opérer la flotte soi-même et empocher les bénéfices. Pour que les clients soient prêts à sous-louer en permanence leur véhicule de luxe réputé fragile et doté d’une batterie à durée de vie limitée, les revenus devront être conséquents.
Outre l’aspect commercial douteux, les choix technologiques placent Tesla face à une contradiction fondamentale. Convertir un véhicule personnel en robotaxi nécessite d’ajouter des équipements et services au cout non négligeable. Selon le New York Times, un véhicule Waymo coute 100 000 dollars par unité, plus du double d’une Tesla de même gabarit. L’ajout des capteurs a également un impact esthétique désastreux. Et opérer une flotte de robotaxis requiert une équipe conséquente en back-office pour intervenir en cas de besoin. Dans le cas de Cruise, le New York Times estimait qu’il fallait 3 techniciens pour deux véhicules en opération. Et on parle toujours de système de niveau 4 opérant dans des zones limitées, prédéfinies, longuement cartographiées et patiemment testées.
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Pour son service de robotaxi, Tesla utiliseraient uniquement des caméras optiques. Le système repose sur un réseau de neurones “end to end”, ce qui signifie que les données d’entrées sont utilisés par l’algorithme de “deep learning” pour donner une réponse en sortie sans aucune intervention ou étape supplémentaire. Il n’est donc pas possible d’insérer des instructions additionnelles à suivre en cas de situation particulière, comme la présence d’un vehicule de police en bord de route. Avec cette approche, Musk espère réaliser (enfin) le bond technologique promis depuis 2013. En se passant des capteurs LIDARS, des équipes en back-office et des restrictions géographiques, il pourra commercialiser un système de niveau 5 disponible à tous les propriétaires de Tesla. La route risque d’être longue, voire impossible. Le premier test de robotaxis débuté à Austin connait des débuts chaotiques, malgré la mobilisation des équipes du back-office, la présence d’un employé sur le siège passager avant, la zone géographique restreinte et les semaines de tests intensifs.
La course aux robotaxis, pas à la rentabilité
Comment comprendre la mise en service précipitée des robotaxis Tesla ? Il s’agit probablement d’une manœuvre quelque peu désespérée pour sauver une entreprise dont les ventes s’effondrent au profit de la concurrence et à cause de la dégradation de l’image de la marque. La promesse des robotaxis, après celle des véhicules autonomes, permet de soutenir le cours boursier dont dépend la fortune d’Elon Musk et sa capacité à emprunter.
Mais il s’agit également de répondre à la montée en puissance de Waymo, qui étend son service à un nombre croissant de villes américaines et s’installe comme le leader de la voiture autonome. Au point de convaincre le gouvernement britannique de rejoindre la compétition en accélérant la procédure d’autorisation des robotaxis.
Tesla joue sa survie. Et mettre au point un faux système de robotaxis dans un environnement aussi peu réglementé que le Texas reste relativement aisé. Il suffit de ne pas rendre public le nombre de personnes présentes en back-office pour surveiller et contrôler les robotaxis à distance et ne pas publier les données relatives aux nombres d’interventions qu’ils pratiquent. Même si le service parvenait à s’étendre rapidement, de nombreuses questions resteraient en suspens. En particulier celui de la viabilité économique des robotaxis et leur utilité sociale.
Quel problème cherchent-ils à résoudre ? Il ne s’agit pas de baisser le cout du transport : une course en Waymo coute 10 à 45 % de plus que le même trajet en Uber. Il n’est pas non plus question de réduire les embouteillages. Le succès d’Uber a augmenté le trafic routier en mettant davantage de véhicules sur les routes. Et les enquêtes d’opinions rapportées par TechCrunch envoient un autre signal inquiétant. Le fait que Waymo trouve des clients tout en étant plus cher qu’Uber serait essentiellement dû au fait que ses usagers apprécient d’être seul dans le véhicule, sans la “nuisance” du chauffeur. Outre le virage anthropologique que cela suggère, cet élément contredit l’idée que les robotaxis transporteront plusieurs passagers à la manière d’un taxi-brousse ou d’un service de covoiturage. À moins de pouvoir proposer des couts dix fois moindres, ce qui nécessiterait d’embarquer plus de passagers et de suivre des itinéraires fixes. La Silicon Valley serait-elle sur le point de réinventer l’autobus ?
Non, la principale utilité du service semble être de fabriquer des légions de chômeurs en remplaçant les chauffeurs ubérisés et, à terme, les chauffeurs routiers, par la conduite autonome. Pour y parvenir, le système doit être rentable. Ce qui n’a rien d’évident.
En 2024, Waymo aurait enregistré plus de 4 milliards de dollars des pertes financières du fait du coût de la R&D et de l’entretien, de l’opération et de l’élargissement de sa flotte. Une somme astronomique que seuls des géants comme Google peuvent se permettre de brûler à une telle vitesse. Avec 250 000 courses par semaine (contre 250 millions pour Uber), Waymo continue de perdre de l’argent sur chaque trajet qu’elle effectue. Et ce, malgré une tarification supérieur à celle pratiquée par ses deux principaux concurrents Uber et Lyft. Autrement dit, remplacer un conducteur de taxi uberisé par un robot ne permet pas d’économiser de l’argent, du fait du surcoût entraîné par le véhicule et la nécessité de payer une armée de techniciens pour superviser la flotte. Les couts de Waymo devraient diminuer avec les économies d’échelles, mais Uber et Lyft disposent également de marges confortables pour mener une guerre des prix.
Les impacts négatifs ne se limitent pas aux accidents, décès et embouteillages évoqués plus haut. La promesse des véhicules sans pilote sert également de justification pour décourager les pouvoirs publics à investir dans les transports en commun et autres solutions écologiques. Les Koch brothers, des multimilliardaires ayant fait fortune dans l’industrie pétrolière, ont mené des opérations de lobbying pour tuer de multiples projets de transports en commun en mobilisant l’argument de la voiture autonome et électrique. Ce n’est pas la première fois que les promesses de la Silicon Valley sont ainsi agitées pour freiner le progrès : Musk avait utilisé l’arnaque de son Hyperloop pour retarder la ligne de train à grande vitesse devant relier Los Angeles à San Francisco. De même, ses hypothétiques tunnels à Tesla ont servi à tuer des projets de tramways.
Enfin, notons que les voitures équipées pour la conduite plus ou moins autonome embarquent une multitude de capteurs redondants et de puissants microprocesseurs. Ils génèrent une masse de données conséquente. Ce qui augmente fortement le poids et l’impact environnemental de ces véhicules.
Encore une fois, la Tech cherche à imposer une solution que pas grand monde ne désire, qui ne résout aucun problème précis et présente de nombreuses externalités négatives. Dont le fait, en cas de succès, de décourager l’usage des transports en commun pour mettre davantage de véhicules sur les routes. Tout cela dans le but de construire un nouveau monopole permettant de concentrer la richesse et le pouvoir dans les mains de quelques-uns, sur le dos des travailleurs, de l’environnement et des usagers.