Dix livres techno-critiques à mettre au pied du sapin
Quelques idées de cadeaux de Noël, à offrir ou à s'offrir, pour affuter son esprit (techno) critique.
Si vous n’avez pas encore envoyé votre liste au père Noël ou que vous cherchez des idées de cadeaux originaux pour vos proches, cette liste devrait vous plaire. Certains titres se recoupent quelque peu, mais tous abordent des thèmes majeurs de la Tech, avec un regard résolument critique. J’ai pris le parti d’inclure essentiellement des livres en français parus ces douze derniers mois, tout en élargissant à quelques autres ouvrages qui m’ont particulièrement marqué. Et pour une liste de titres plus classiques et intemporels, je vous invite vivement à parcourir le “starter Kit Technocritique” du camarade Irénée Régnauld, dans lequel je vais piocher abondamment (certains étant par ailleurs tombés dans le domaine public !).
Et bien entendu, il est également possible d’offrir ou se faire offrir un abonnement Fake Tech, sans engagement :
1. Les prophètes de l’IA - pourquoi la Silicon Valley nous vend l’apocalypse (Thibault Prévost, Lux Éditeur, octobre 2024, 216 pages)
Débutons ce classement par le livre que j’aurais aimé écrire, tant par le style que l’angle choisi. Cet essai percutant revient sur la grande révolution technologique du moment en la qualifiant peu ou prou par ce qu’elle est : une arnaque. Une manipulation. Une supercherie. Orchestrée par ceux qui comptent en tirer le plus grand profit en termes d’accumulation de pouvoir et d’argent.
Journaliste spécialiste des questions numériques, Thibault Prévost détaille par le menu les croyances, objectifs et stratagèmes des pontes de la Silicon Valley pour nous imposer leurs IA mal conçues. Il déconstruit avec brio le récit apocalyptique, tantôt utopiste, tantôt dystopique, mais jamais ancré dans le réel et dans les vraies conséquences de l’IA générative sur nos vies, ici et maintenant.
Relativement court, bien documenté et regorgeant de punchlines, l’ouvrage sera particulièrement apprécié des lecteurs désirant saisir les enjeux de la course à l’IA générative sans se farcir des chapitres entiers sur les luttes internes à OpenAI ou le fonctionnement des algorithmes de deep learning. Ici.
Une recension en accès libre est à lire ici. Et sur le même thème, le livre (non traduit) L’IA Con ( L’arnaque de l’IA - recension ici) vaut également le détour.
2. L’Envers de la Tech - ce que le numérique fait au monde (Mathilde Saliou, Peregrines, octobre 2025, 256 p.)
Dans cet essai méticuleux, la journaliste Mathilde Saliou (Next) produit un inventaire saisissant des conséquences de la Tech sur notre planète et ses habitants. À une époque où la critique des nouvelles technologies se focalise de plus en plus étroitement sur l’Intelligence artificielle, l’ouvrage présente l’avantage de balayer un spectre plus large. Il est question des fusées de Musk et Bezos, des objets numériques dont l’empreinte écologique est souvent sous-estimée, des limites du recyclage, de la consommation en eau et en énergie induites par les data centers, mais aussi des effets plus concrets et immédiats de ces technologies sur la santé, y compris mentale, de leurs utilisateurs. Mathilde Saliou décrit aussi bien les conséquences délétères sur nos institutions démocratiques que les impacts en matière de justice sociale et d’égalité.
Une porte d’entrée passionnante et efficace pour interroger la pertinence des récits sur les soi-disant progrès offerts par l’ère numérique, en partant des conséquences concrètes de cette “révolution”. Ici.
Pour en savoir plus, je vous recommande l’interview de l’autrice par Synth Media.
3. Les algorithmes contre la société (Hubert Guillaud, La Fabrique, avril 2025, 167 p)
Si les impacts écologiques, sociétaux et démocratiques de la Tech peuvent parfois paraitre éloignés, dans le temps comme dans l’espace, les effets des algorithmes décrits par Hubert Guillaud prennent une tournure plus concrète et immédiate. Le journaliste ne se focalise pas sur l’IA générative ou d’autres technologies connues pour leur empreinte écologique majeure, mais de simples programmes informatiques assez triviaux. Ce qui l’est moins, c’est l’usage qui en est fait pour rendre la vie de nombreux citoyens toujours plus infernale.
N’ayant pas encore eu l’opportunité de me procurer l’ouvrage, je vous renvois à cette recension ici et la présentation de l’éditeur là.
Pour aller plus loin : entretien de l’auteur ici, recension du Monde là.
4. Les nouveaux contremaitres - Enquête sur la surveillance au travail à l’heure de l’IA (Clément Pouré, Équateurs, novembre 2025, 224 pages)
Votre patron vous surveille. Votre chef vous espionne. Votre entreprise vous contrôle. Si vous êtes manutentionnaire chez Amazon, salarié d’un centre d’appel, cuistot dans une chaine de fast food, programmeur pour une SS2I ou employé chez Basic Fit, vous étiez probablement au courant. Sans nécessairement avoir conscience de l’ampleur de cette surveillance. Mais si vous êtes agent dans une banque ou cadre au sein d’une grande entreprise, vous n’imaginiez peut-être pas que votre RH ait accès à tout ce que vous faites sur votre ordinateur, jusqu’aux copies d’écran et votre propre webcam. Et qu’il n’hésitera pas à s’en servir pour motiver un licenciement ou refuser une augmentation.
Cette dystopie bien réelle est au cœur de l’enquête du journaliste Clément Pouré (Médiapart). Raconté à la première personne, riche en témoignage de travailleurs, l’ouvrage explore comment les technologies numériques et l’IA sont mises au service du patronat pour surexploiter les travailleurs, qu’ils soient intérimaires sans diplômes ou cadres supérieurs. L’idée selon laquelle l’IA va nous remplacer et provoquer un chômage de masse laisse ainsi la place à une perspective tout aussi alarmante, mais bien plus concrète : celle de l’utilisation de ces nouvelles technologies pour dégrader les conditions de travail, accroitre l’exploitation et paupériser les salariés. Ici.
Pour aller plus loin : lire la recension de Hubert Guillaud ici. Et sur l’idée selon laquelle l’IA ne va pas prendre votre travail, mais le rend invivable et abrutissant, je citerais également le monumental “Un taylorisme augmenté”, du sociologue Carbonel.
5. La contre-révolution californienne (Sylvie Laurent, Le Seuil, 2025, 72 pages).
Le ralliement de la Silicon Valley derrière Donald Trump a souvent été décrit ou commenté comme un revirement surprenant, en contradiction avec l’alignement des élites de la côte ouest avec le Parti démocrate et les valeurs qu’elles semblaient défendre. Ce serait méconnaitre les liens et proximités historiques de la Tech californienne avec le parti républicain et les sphères réactionnaires. En 70 pages, l’historienne Sylvie Laurent revient sur ces aspects souvent méconnus pour démontrer en quoi le ralliement de la Tech derrière Trump n’est que le prolongement logique d’une dynamique historique.
Se focalisant en particulier sur les années 1960-2020, l’ouvrage sera un complément idéal à ma “Brève histoire de la Silicon Valley”.
6. Apocalypse nerds : comment les technofascistes ont pris le pouvoir (Nastasia Hadjadji et Olivier Tesquet, septembre 2025, 200 pages)
Le second mandat de Donald Trump est marqué par la prise de pouvoir des Big Tech, ralliés au président putschiste par opportunisme financier. Il existe aussi une convergence idéologique et politique documentée à merveille dans le livre de Nastasia Hadjadji et Olivier Tesquet. Cette cartographie de la contre-révolution réactionnaire et antidémocratique parcourant la Silicon Valley et influençant la Maison-Blanche apparait sous toute sa complexité. Une lecture essentielle, accessible et percutante pour saisir les ramifications du projet technofasciste en cours d’implémentation, ses objectifs, ses acteurs et ses racines idéologiques. Mon interview des auteurs est à lire ici.
7. Ludicrous, the unvarnished history of Tesla Motors (Edward Nierdermeyer, 2021, 275 pages)
Publiée en 2021 par le journaliste automobile américain Edward N., cette histoire “sans vernis” du constructeur automobile Tesla livre un exemple chimiquement pur de tout ce qui ne va pas avec la Silicon Valley. Elon Musk n’avait pas encore fait campagne pour Donald Trump, défendu des nazis sur Twitter ou fait des saluts hitlériens en direct à la télévision. Mais le ver était dans la pomme, comme un lecteur averti sera en mesure de s’en apercevoir en parcourant ce récit passionnant.
L’auteur décrit par le menu les nombreuses manipulations, arnaques, dissimulations et escroqueries qui ont permis à Tesla d’émerger comme un constructeur automobile majeur et devenir une des plus grosses capitalisations boursières américaines. Didactique, le livre permet de se familiariser avec les enjeux techniques et commerciaux propres à l’industrie automobile, en particulier pour les véhicules électriques et autonomes. Son second mérite est d’illustrer comment l’approche agressive d’Elon Musk lui a permis de s’affranchir des contraintes pesant sur l’industrie automobile (exigences de sécurité, qualité, droit du travail, normes de pollution, règles comptables et financières…) et ainsi mieux cerner l’entreprise et le personnage qui l’instrumentalise pour son propre pouvoir.
Également conseillé : Road To Nowhere, What Silicon Valley Gets Wrong about the Future of Transportation, de Paris Marx. Pour une analyse critique des promesses de la Silicon Valley en matière de transports, d’Uber à la voiture sans pilote en passant par l’hyperloop et autres “Fake Tech”.
8. Empire of AI - Dreams and nightmares in Sam Altman’s OpenAI (Karen Hao 2025, non traduit).
Le livre d’enquête de Karen Hao sera probablement traduit en français prochainement, tant il a rapidement acquis le statut de Bible incontournable. La journaliste du Wall Street Journal raconte avec minutie l’histoire d’Open AI et de son sulfureux patron Sam Altman, en s’appuyant sur d’innombrables entretiens et sources internes qu’elle a collectés depuis qu’elle couvre cette entreprise. À travers ce récit, elle livre un portrait cinglant du secteur de l’IA générative et de ses pratiques, qu’elle compare à un vaste système néocolonial reproduisant des logiques impérialistes d’accaparement et de prédation.
Pour Karen Hao, OpenAI et ses concurrents tirent leur pouvoir de l’exploitation des ressources naturelles, des données numériques et du labeur des populations les plus démunies, souvent situées dans le sud global, le tout avec un mépris total pour les lois et les conséquences sociétales, y compris sur ses propres clients. Tout est bon pour accumuler pouvoir et richesses. Un monument de journalisme offrant un panorama global de cette industrie, raconté depuis l’intérieur.
9. Le mythe de l’entrepreneur : défaire l’imaginaire de la Silicon Valley (Anthony Galluzzo, La découverte, 2023, 240 pages).
Au cœur du mythe de la Silicon Valley figure celui du mythe du self-made-man, de l’entrepreneur de génie à la source des révolutions technologiques et de l’innovation. Celui qu’il ne faudrait pas entraver dans sa destruction créatrice et son accumulation de richesse. Ce mythe est méthodiquement déconstruit par Anthony Galluzzo, professeur à l’Université. À partir de l’exemple édifiant de Steve Jobs, il examine les ressorts de cette fable et l’inscrit dans un phénomène qui remonte aux barons voleurs de la première révolution industrielle : faire passer les capitalistes pour des génies afin de justifier leur pouvoir et leur action sans interroger les mécanismes qui ont permis ce succès. La filiation entre Rockefeller - Jobs et Elon Musk apparait alors évidente. Ici.
Sur un thème similaire, “La Tech”, du sociologue chargé de recherche au CNRS Olivier Alexandre, fournit une analyse détaillée de la culture entrepreneuriale dominante au sein de la Silicon Valley.
10. Une histoire de la Conquête spatiale - Des fusées nazies aux astrocapitalistes du New Space (Irénée Régnauld et Arnaud Saint-Martin, La Fabrique, 2024, 282 p).
Terminons cette liste en prenant de la hauteur. Dans cette étude passionnante, les sociologues des sciences Arnaud Saint-Martin et Irénée Régnauld replacent l’aventure spatiale dans son contexte militaire, en établissant une filiation directe entre les premières fusées développées par les nazis et l’astrocapitalisme des milliardaires de la Silicon Valley. Ce n’est pas le seul mérite du livre. De nombreux mythes volent en éclat : la popularité supposée du programme spatial américain (en réalité, critiqué par l’opinion publique de l’époque, malgré les efforts colossaux déployés pour fabriquer de l’adhésion, et que les auteurs examinent méticuleusement). La notion d’utilité des vols habités et du colonialisme spatial prennent également du plomb dans l’aile. Tout comme la sucess story de Space X et les implications du “New Space”, marqués par la privatisation de l’espace et la centralité des acteurs privés. Ici.
Sur le même thème, citons les astrocapitalistes, conquérir, coloniser, exploiter, forme de suite écrite par Arnaud Saint-Martin et l’ouvrage non traduit des journalistes américains Kelly Weinersmith et Zach Weinersmith “A city on Mars”, qui propose une étude implacable de la (imp)possibilité de la colonisation de Mars, arnaque totale vendue par les Astrocapitalistes pour justifier leurs activités écocides.
Et avec cela, il ne me reste plus qu’à vous souhaiter de joyeuses fêtes !












