"Apocalypse Nerds" : le technofascisme dans tous ses états
Entretien avec les journalistes Nastasia Hadjadji et Olivier Tesquet autour de leur dernier essai, Apocalypse nerds, qui parait aux éditions Divergences.
Depuis son retour au pouvoir, Donald Trump bénéficie du ralliement historique des géants de la Tech. Tous ? Oui, tous. Ce constat s’imposait dès la cérémonie d’investiture, où les principaux PDG de la Silicon Valley trustaient les premiers rangs habituellement réservés aux élus et anciens présidents. Il apparaissait plus évident encore lorsqu’Elon Musk, du haut de son poste d’administrateur temporaire du DOGE (Departement of Governement Efficency), répondait aux questions de la presse à la place de Trump, réduit au rôle de simple observateur derrière le Resolute Desk du bureau ovale. Neuf mois plus tard, un nouvel évènement télévisé a parfaitement illustré le serment d’allégeance de la Silicon Valley envers le projet autoritaire de Donald Trump.
Le 5 septembre, la Maison-Blanche organisait un grand “diner de la Tech”. Une trentaine de patrons et industriels siégeaient aux côtés de Donald Trump, qui a pris un malin plaisir à les inviter à s’exprimer tour à tour face aux caméras. Chaque PDG a rivalisé de louanges, de Bill Gates à Sam Altam (OpenAI) en passant par Sergey Brin (cofondateur de Google accompagné par sa petite amie, une trumpiste fanatisée). Tim Cook (Apple) a remercié Trump huit fois en moins de deux minutes. Mark Zuckerberg a annoncé des investissements de “probablement 600 milliards” dans les data centers. Pensant que son micro était coupé, il s’est ensuite assuré auprès de Trump que ce chiffre lui convenait.
Il faut dire que l’alliance scellée entre la Silicon Valley et la Maison-Blanche bénéficie aux deux parties. Les géants de la Tech peuvent compter sur Donald Trump pour déréguler le secteur de l’IA, faciliter l’implantation des data centers, institutionnaliser les cryptomonnaies, distribuer les contrats publics et menacer de droits de douane prohibitifs les nations souhaitant taxer leurs profits. De son côté, Trump peut remercier “Big Tech” d’empêcher le pays de tomber en récession. Les investissements colossaux dans l’IA agissent comme un plan de relance privé, alors que sa politique commerciale et sa chasse aux sans-papiers produisent des conséquences économiques désastreuses en termes d’emplois et de pouvoir d’achat.
Dire cela est parfaitement correct, mais la servilité manifestée par les PDG de la Silicon Valley ne saurait être uniquement analysée sous l’angle de l’opportunisme et des intérêts financiers bien compris. Il existe aussi une convergence idéologique et politique documentée à merveille dans le livre de Nastasia Hadjadji et Olivier Tesquet : “Apocalypse Nerds : comment les technofascistes ont pris le pouvoir”. Cette cartographie de la contre-révolution réactionnaire et antidémocratique parcourant la Silicon Valley et influençant la Maison-Blanche apparait sous toute sa complexité. Une lecture essentielle, accessible et percutante pour saisir les ramifications du projet technofasciste en cours d’implémentation, ses objectifs, acteurs et racines idéologiques. Nastasia Hadjadji et Olivier Tesquet ont accepté de répondre à nos questions.
Fake Tech: Au-delà du clin d’œil cinématographique, pourquoi avoir choisi de placer le terme “Apocalypse” en titre de l’ouvrage ? À quoi fait-il écho ?
Nastasia Hadjaji & Olivier Tesquet : Quelques jours après la réélection de Donald Trump, en janvier 2025, le multi-investisseur technofasciste Peter Thiel publie dans le Financial Times un texte aux accents prophétiques dans lequel il mobilise la notion biblique d’apokálypsis. L’Apocalypse selon Saint-Thiel n’est pas la promesse d’un chaos à venir, mais celle d’une possible refondation. Une « révélation » qui conduirait à l’établissement d’un ordre alternatif, radicalement anti-démocratique. Dans ses prises de paroles, Thiel se plait à adopter un ton messianique, prophétique et religieux, c’est à cette dimension que renvoie notre titre Apocalypse Nerds : à la théologie politique des nerds, les oligarques, patrons et ingénieurs de la tech embarqués dans une véritable contre-révolution anti-moderne. Une contre-révolution dans laquelle la modernité technique sert à faire reculer la modernité politique.
Si nous mobilisons ce terme, c’est aussi parce qu’il désigne un instrument de pouvoir. Chez Thiel, très marqué par la pensée anti-moderne de Leo Strauss ou Oswald Spengler, l'apocalypse est une fenêtre d'opportunité, une manière de dire : “Le monde ancien est fini, laissez-nous bâtir le suivant.” Ces derniers jours, le milliardaire a donné une série de conférences à San Francisco sur la figure de l'Antéchrist, qu'il désigne sous trois formes : la charia, un totalitarisme technologique à la chinoise, ou Greta Thunberg. Il faut analyser ce discours en regard de son obsession apocalyptique ; celle-ci devient nécessaire pour se prémunir contre des projets de société qu'il méprise.
Fake Tech : en 2017, le PDG d’Uber et Elon Musk avaient renoncé à participer au conseil économique de Donald Trump sous la pression de leurs employés et par souci de préserver l’image de leurs entreprises. Suite aux pressions internes, Google avait renoncé à son projet de moteur de recherche compatible avec la censure chinoise. Désormais, cette même entreprise signe un contrat de 45 millions de dollars pour piloter la propagande numérique du cabinet de Netanyahou et les PDG de la Tech chantent les louanges de Donald Trump. Qu’est-ce qui a changé selon vous ? Trump a mené une tentative de coup d’État devant les caméras de télévision, les soldats israéliens “live stream” leur génocide, mais “Big Tech” n’a plus les mêmes pudeurs qu’en 2017…
NH & OT : Dans les pas de Sylvie Laurent qui éclaire l’histoire de la « contre-révolution californienne » en insistant sur le fait que l'image d’une Silicon Valley uniformément progressiste, et donc démocrate, est une idée partiellement fausse, nous retraçons les éléments dissonants dans l’histoire de la tech, ceux qui permettent de mieux comprendre la servilité avec laquelle ses grands patrons se sont ralliés à Trump, tout en nuançant l’hypothèse d’un simple opportunisme déguisé en pragmatisme politique.
Le « modernisme réactionnaire », pour reprendre l’expression de l’historien spécialiste du fascisme Zeev Sternhell, a toujours fait partie de l’histoire de la tech. L’université de Stanford, qui fournit à la Silicon Valley ses élites d’entrepreneurs, est l’un des bastions des pseudo-sciences eugénistes et racialistes. William Shockley, qui y a enseigné et que l’histoire retient comme le co-inventeur du transistor, était persuadé que les noirs étaient « génétiquement inférieurs » et l’un des grands promoteurs de la sélection par le QI. Becca Lewis, une chercheuse américaine, s’est également intéressée à l’influence de George Gilder, un investisseur catholique et national-conservateur dont la newsletter sur l’innovation était lue par des dizaines de milliers d’ingénieurs et par le président Reagan lui-même. Enfin, mentionnons que les « cypherpunks », cette communauté décrite de manière erronée comme une bande de « libertaires » de la tech était en réalité liée depuis ses origines au parti libertarien américain.
Cette généalogie des liens explicites entre le secteur des techs et la réaction néolibérale-autoritaire permet de mieux comprendre ce que d’aucuns perçoivent comme un « ralliement » soudain. Terme qui n’est pas particulièrement pertinent puisque les courbettes que l’on observe ces jours-ci s’inscrivent dans une historicité bien documentée.
Fake Tech : un aspect fascinant de votre livre tient dans votre description des incarnations du projet technofasciste. Il ne semble pas simplement s’agir de servir les intérêts d’une classe sociale, mais également de faire sécession pour servir une vision profondément anti-humaine. Lorsqu’on parle de villes autonomes libertariennes appelées à exister en dehors des États ou de transhumanisme, j’avais tendance à rire de ces projets à priori ridicules, comme les tentatives de villes flottantes indépendantes n’ayant pas survécu aux premières tempêtes. En vous lisant, je suis tombé des nues devant le nombre d’initiatives, de signataires, leur puissance financière et le fait que des expériences étaient déjà en cours en ce qui concerne les territoires autonomes… Faut-il prendre ces projets au sérieux ?
NH & OT : Évidemment, il faut les prendre au sérieux. Pour le comprendre, observons le concept d’hyperstition que l’on doit à Nick Land, l’un des nerds de l’Apocalypse que nous décrivons dans le livre. Une hyperstition c’est l’action performative d’idées sur le cours historique et culturel des sociétés. Or la tech excelle à produire des hyperstitions. Prenons le cas de Bitcoin : qui aurait cru que l’idée - utopiste et foncièrement réactionnaire - de revenir à une forme d’or numérique il y a plus de quinze ans aurait conduit à la création d’une nouvelle classe d’actifs financiers dont la valorisation oscille cycliquement entre 1000 et 3000 milliards de dollars, et désormais intégrée à Wall Street ?
Il se trouve que le Bitcoin est également au cœur d’une autre hyperstition contemporaine liée à la volonté de dépasser la forme État-nation, pour faire advenir une constellation (Curtis Yarvin parlerait de « patchwork ») de micro-sociétés privées, gouvernées par des administrateurs privés et guidées par la « main invisible » du marché. Ce mouvement se rattache aujourd’hui à une figure, l’investisseur et bitcoiner américain Balaji Srinivasan, et à son mouvement du Network State. Ce sécessionnisme « utopiste » s’articule aujourd’hui à un sécessionnisme « endogène » incarné par le projet de Donald Trump d’implanter sur le territoire fédéral américain des Freedom Cities, des zones économiques spéciales dédiées à « l’innovation radicale », mais placées en dehors de la supervision des institutions fédérales. Il s’incarne également dans le projet de cité-ouvrière Starbase d’Elon Musk, que l’on peut imaginer devenir, à terme, une juridiction autonome.
La multiplication de ces initiatives produit ce que Grégoire Chamayou nomme la « micropolitique de la fragmentation » : nul besoin de renverser un État dans la violence si vous opérez un travail patient de sape de ses structures, de l’intérieur. C’est certainement dans ce coup d’État incrémental et silencieux qu’il faut chercher la menace la plus probante envers les démocraties libérales.
La tentation est grande de tourner en dérision leurs rêves de grandeur, mais il faut trouver la bonne distance : ni les ériger en stratèges tout-puissants — Curtis Yarvin n'est pas un Raspoutine qui susurre à l'oreille de Donald Trump — ni les éliminer d'un revers de la main. Le technofascisme tel que nous le décrivons est à la fois un mouvement politique contre-révolutionnaire et une scène culturelle, un imaginaire partagé nourri d'idées parfois contradictoires qui ne proviennent pas des lieux traditionnels de la production du savoir, mais de blogs, de podcasts, etc. Son incohérence de façade n'est pas une faiblesse, c'est une force. Puisqu'il fonctionne comme une interface de programmation informatique, il n'a pas besoin d'une idéologie totalisante pour se diffuser. C'est un fascisme incrémental.
Fake Tech : Certains individus peuvent se retrouver dans le “bio hacking”, les livres d’Olivier Rolland inspirés de Tim Ferris ou les promesses émancipatrices des cryptomonnaies, et remettre en question les traits d’union que vous faites entre ces différentes manifestations de la dérive technofasciste. Intégrer dans cet arc le polémiste Matt Yglesias (proche de l’aile droite du parti démocrate américain et “altruiste efficace”) et le “biohacker” obsédé par l’immortalité Brian Johnson pourrait susciter des objections. Quel est le socle commun entre ces différents courants et acteurs ?
NH & OT : L’un des points communs de ces acteurs aux affiliations idéologiques diverses et aux idées composites est l’idée, pour reprendre une citation de Peter Thiel, encore — que « le capitalisme et la démocratie ne sont plus compatibles », ainsi qu’il l’a formulé en 2009 (déjà). Car la contre-révolution à laquelle nous assistons vise à implanter l’idée que la démocratie est un programme lent, corrompu, obsolète — le Windows 95 de la gouvernance politique, en somme. C’est ce poison anti-démocratique visant à relégitimer les formes les plus autoritaires du pouvoir, dont la dictature fasciste (le « fascisme cool » cher à Bukele) ou la formule du « monarque-CEO » de Curtis Yarvin, qui est à l’œuvre dans la multiplication des déclarations et des initiatives de fragmentation.
C'est du reste ce qui peut réunir la droite religieuse américaine et les technofascistes : derrière ce diagnostic d’incompatibilité entre capitalisme et démocratie, il y a surtout un rejet viscéral de l’égalité comme principe politique. Comme chez Carl Schmitt, le père de l'état d'exception et de la décision souveraine, juriste du Troisième Reich, la société s'organise selon une distinction entre amis et ennemis. Concernant ces derniers, les différentes nuances réactionnaires partagent les mêmes : la gauche, les femmes, les personnes racisées, la communauté LGBTQI+, et particulièrement les personnes trans.
“Nos cauchemars ne sont encore que leurs rêves, mais ce monde est en germe. Nous l’avons décrit par le menu, il s’incarne dans des pratiques politiques identifiables et ses dégâts s’observent dès à présent.” Apocalypse Nerds
Fake Tech : vous soulignez le côté protéiforme et hétérogène du technofascisme, que vous décrivez comme muni d’un objectif clair et radical, mais ne disposant pas d’une idéologie clairement identifiable. Vous insistez à juste titre sur l’aspect terrifiant d’un projet qui considère l’humanité comme une “simple contingence”, se moque du réchauffement climatique ou de l’impact anthropologique du déploiement forcené d’IA dysfonctionnelles. Pour prendre un exemple, les fusées d’Elon Musk et leurs constellations de satellites sont en passe de détruire la couche d’ozone, au nom de la colonisation de Mars… Exposer ce projet et lui opposer des contre-récits susceptibles de contrer le pouvoir séducteur des discours qui s’y rattache sera-t-il suffisant pour faire obstacle à sa progression ?
Nastasia Hadjaji : Il faut d’abord avoir une forme de lucidité sur la faiblesse de la stratégie consistant à penser que l’on va lutter contre le technofascisme en menant une bataille des imaginaires, c’est un refrain entendu souvent, mais qui est faible sur le plan politique. Actons que nous avons momentanément perdu cette position dans la bataille. Il me semble en revanche que la boite à outils marxiste offre des possibilités stratégiques à réinvestir : il faut centrer la lutte sur des considérations matérielles et matérialistes, donc considérer le ralentissement, l’empêchement et le blocage des infrastructures. Rapporter la tech à ses effets dans le présent, qu’ils soient d’ordre social, économique, environnemental. C’est à ces endroits stratégiques qu’il faut axer la lutte. En s’inspirant de toutes les résistances en France et à l’étranger. Je cite souvent l’exemple de la Quadrature du net. On pourrait évoquer également les luttes locales, comme celle contre l’implantation de data center à Marseille. Et à l’international, j’appelle de mes vœux un mouvement des non-alignés. Mais j’ai peu d’espoir en l’Europe néolibérale. Je considère que l’enjeu pour elle est de préserver son indépendance stratégique, et elle le fait par une approche consistant à dupliquer le modèle de la Silicon Valley en ajoutant une étiquette “made in France”.
Si on fait un peu de prospective, la piste stratégique consistant à soutenir un mouvement des non-alignés de la tech, impulsé depuis les pays du Sud global semble plus pertinente. D’autant plus que c’est là que s’exprime avec le plus de brutalité la nature impérialiste et coloniale de l’industrie de la Tech.
Propos recueillis le 19/09/2025 par écrit et téléphone, relus avant publication.
“Apocalypse Nerds” (170 pages, éditions Divergentes) est disponible en libraire à partir du 19 septembre. Je vous encourage vivement à le lire et l’offrir autour de vous.